Lorsque j’ai croisé le chemin de Ghorban en 2010, il avait 12 ans et dormait sous les ponts à Paris. J’ai vu un môme perdu qu’on a envie de prendre par la main, alors que ce petit homme venait de parcourir 12 000 kilomètres en clandestin depuis son Afghanistan natal. J’étais sans voix. Il avait côtoyé seul la peur et les dangers des routes migratoires. Pour les avoir empruntées à travers l’Afrique, le Moyen-Orient et la mer Méditerranée, je savais combien elles étaient ardues. Les migrants survivent à des épreuves que bien peu d’adultes affrontent dans leur vie.
Ils étaient environ 4 000 mineurs isolés en France en 2010 et seraient aujourd’hui cinq fois plus nombreux. Comment ces enfants au vécu d’adulte construisent-ils leur vie et, par-delà, leur identité ? Que gardent-ils de leur passé quand ils sont plongés dans leur nouvelle culture ? Ghorban était avide de témoigner, alors nous avons choisi, ensemble, de raconter son histoire. J’ai appris à le connaître et nous avons tissé des liens de confiance.
Quelques semaines après son arrivée à Paris, Ghorban est aidé par un bénévole qui lui trouve une place dans un foyer d’urgence. Un long et laborieux chemin d’intégration commence. Pour ses papiers d’abord : une erreur de traduction le fait naître un 31 novembre, un jour qui n’existe pas. Un grain de sable qui enraie la machine administrative pour des années.
Orphelin de père, arraché à sa mère et élevé pour garder le bétail, Ghorban n’a qu’une obsession : aller à l’école. Plus le temps passe dans son foyer sans étudier, plus Ghorban s’isole et se renferme. Alors ses éducateurs lui proposent d’aller consulter un psychologue de Médecins sans frontières. La documentariste Claire Billet et moi avons eu l’autorisation de filmer la plupart de ces séances de thérapie jusqu’en 2018. Des extraits accompagnent mes photographies, comme un fil rouge échappé de ce huis clos cathartique. Ghorban réussit à apprivoiser un passé fait de déchirement et d’abandon et comprend que sa mère ne l’a pas volontairement abandonné. En 2017, il décide de partir la retrouver.
J’ai accompagné Ghorban pendant huit ans, jusqu’à son entrée dans l’âge adulte.
Avec le soutien du Centre National des Arts Pastiques
Ghorban est arrivé au square Villemin, le point de chute des Afghans clandestins qui se retrouvent en France.
Paris, janvier 2010.
« En Afghanistan, on m’appelait corolai. C’est un mot méprisant pour dire orphelin.»
Square Villemin, Paris, janvier 2010.
« Mes parents ont divorcé, mon père est parti en Iran et a été tué. Ma mère s’est remariée et m’a abandonné. »
Pont du canal Saint-Martin, Paris, janvier 2010.
« Il y avait un passeur, je l’ai appelé : “Monsieur, je suis pauvre, je veux partir, fais quelque chose pour me conduire en Turquie.”
Après, on est allés de Van à Istanbul en camion, sans boire ni manger.»
Paris, janvier 2010.
« À Istanbul, j’ai parlé à un autre passeur pour aller en Grèce sur un Zodiac. C’était très dangereux.
Je suis resté un mois à Athènes, je tournais en rond. À certains moments je devenais fou.»
Canal Saint-Martin, Paris, janvier 2010.
« Je demandais à Dieu pourquoi j’étais seul… Et puis Dieu m’a aidé. J’ai réussi à monter sur un camion pour l’Italie.
Un jour, à la gare de Rome, je me suis caché sous une couchette et je suis arrivé à Paris. Dieu merci, je suis arrivé en France. »
Mise à l’abri des mineurs, square Villemin, Paris, janvier 2010.
« À l’avenir, je veux être quelqu’un de bien et étudier le plus possible.»
Foyer d’urgence, Kremlin-Bicêtre, mars 2010.
« Je n’ai pas encore trouvé le chemin de ma vie.»
Foyer d’urgence, Kremlin-Bicêtre, juin 2010.
« En Afghanistan, quand j’ai voulu aller à l’école, on m’a répondu :
“Qui va payer pour tes cahiers ? Qui va travailler pour nous ? Qui va nourrir nos bêtes ?”»
Foyer d’urgence, Kremlin-Bicêtre, février 2010.
« Les soucis s’accumulent dans mon cÅ“ur.»
Paris, janvier 2010.
« Je déteste l’Afghanistan, je ne veux plus jamais y retourner.»
Kremlin-Bicêtre, juin 2010.
« Je veux trouver une famille d’accueil, comme un père et une mère qui me disent quoi faire. »
Départ du foyer d’urgence. Kremlin-Bicêtre, juin 2010.
« Un jour je suis envoyé dans un foyer, un jour dans un hôtel. Ça fait un an que je suis en France.
Pour les éducateurs c’est rien, mais pour les immigrés chaque jour compte. »
Départ du foyer d’urgence. Kremlin-Bicêtre, juin 2010.
« Depuis que j’ai commencé l’école, je ne pense à rien d’autre. Je suis calme, je pense à mes devoirs, tout ça… »
Paris, juin 2014.
« Au lycée, je ne dis pas que je vis en foyer, que je ne vis pas avec mes parents, que je n’ai pas de papiers.»
Lycée professionnel Vauquelin, Paris, décembre 2016.
« On dirait que j’ai oublié ma mère. Je ne pense pas souvent à elle, seulement quand je suis en difficulté au foyer ou à l’école. »
Paris, janvier 2016.
« Ma mère n’a pas eu d’autre choix que de m’abandonner. Un jour, j’irai la retrouver.»
Paris, septembre 2016.
lycée Vauquelin.
Paris, décembre 2016.
« Quand je pense à mes histoires de papiers, la nuit, je me réveille. Et je n’arrive plus à dormir.»
Paris, mars 2016.
« Entre garçons, c’est plus facile de parler. On s’insulte, on peut tout faire. On parle et on rigole.
Mais avec les filles, c’est plus difficile de partager des moments.»
Paris, janvier 2017.
Révisions pour le bac à la bibliothèque du lycée Vauquelin.
Paris, décembre 2016.
« Le jour où je suis parti d’Afghanistan, c’était en hiver, je n’avais pas un centime en poche et je n’ai pas dit au revoir. »
Ghorban fête ses 19 ans et l’obtention de la nationalité française.
Paris, décembre 2017.
Stage en laboratoire d’analyses médicales.
Paris, février 2017.
« Si Marine Le Pen passe, j’ai peur qu’elle me retire ma nationalité. »
À l’élection présidentielle, Ghorban a voté pour la première fois de sa vie.
Paris, avril 2017.
Une fois son bac et ses papiers en poche, Ghorban part en Afghanistan retrouver sa mère.
Roissy, juillet 2017.
Ghorban profite d’un arrêt dans une ville pour aller aux bains-douches.
Bamiyan, Afghanistan, juillet 2017.
Sorhab et Mehrab, ses demi-frères, conduisent Ghorban à leur village.
Yakawlang, Afghanistan, juillet 2017.
« Ça fait onze ans que je suis parti d’Afghanistan. » Ghorban retrouve sa mère et ses demi-sÅ“urs.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« J’ai cru que tu étais mort noyé pendant ton voyage », a dit le grand-père de Ghorban.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Nous sommes très fiers de toi », disent la mère et le beau-père de Ghorban.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Par rapport aux enfants de mon pays, moi j’ai beaucoup de chance.»
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Ça fait tellement de bien de savoir que je ne suis pas seul et que j’ai une famille. »
Ghorban et ses demi-frères et sÅ“urs.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
Ghorban et ses demi-frères, Mehrab et Sorhab.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Vous ne devriez pas faire travailler vos enfants. »
Aziza, la demi-sÅ“ur de Ghorban, et Mehrab, son demi-frère, récoltent avec leur père le pavot cultivé sur leurs terres.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Je suis plus habitué à vivre en France qu’en Afghanistan. »
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Ce n’est ni de sa faute, ni de la mienne. C’était notre destin. »
Ce sont les hommes de la famille qui ont forcé la mère de Ghorban à l’abandonner.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
« Le passé c’est du passé, mais il faut offrir un avenir aux enfants.»
Ghorban veut que sa mère s’installe en ville pour que ses demi-frères et sÅ“urs puissent aller à l’école.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.
Ghorban a décidé d’arrêter ses études et de trouver un travail en France pour aider sa famille.
Lal-wa-Sarjangal, Afghanistan, juillet 2017.